Volz-Tollet, A.-S. (2021). Les dispositifs de mobilité durable en entreprise : une légitimité contrariée ? RIMHE – Revue Interdisciplinaire Management, Homme & Entreprise, 10(44), 53-74.
Mots-clés : mobilité durable, légitimité, résistances, dispositifs de responsabilité sociale et sociétale de l’entreprise.
Aujourd’hui, la mobilité durable ne se résume plus seulement aux déplacements, elle englobe aussi les motivations sociales, économiques et environnementales qui les accompagnent (Sheller & Urry, 2006). Ce nouveau regard sur les mobilités met en évidence l’impact des choix de déplacement sur la société et les organisations (Sergot et al., 2018). Mais la mobilité reste un sujet sensible, car elle façonne nos modes de vie et suscite de nombreux débats (Cresswell & Lemarchand, 2015).
Dans ce contexte, les entreprises cherchent de plus en plus à intégrer des politiques de mobilité durable, alliant performance économique et engagement sociétal (Amar & Laousse, 2004). Depuis les années 1990, l’objectif a évolué de “se déplacer plus” à “se déplacer mieux”, privilégiant des solutions plus efficaces et responsables (Faivre d’Arcier, 2008). Pourtant, malgré ces évolutions, les dispositifs de mobilité durable rencontrent des résistances et sont souvent mal perçus en interne.
Cet article analyse les freins qui empêchent les dispositifs de mobilité durable d’être pleinement acceptés en entreprise et les conséquences que cela a sur leur adoption par les salariés.
La légitimité d’un dispositif au sein d’une entreprise repose sur sa capacité à être reconnu et accepté par les acteurs internes et externes.Selon la théorie institutionnelle, une politique est jugée légitime lorsqu’elle est alignée avec les valeurs dominantes et les attentes sociétales (DiMaggio & Powell, 1983 ; Meyer & Rowan, 1977). Suchman (1995) identifie trois formes de légitimité qui influencent l’adhésion aux dispositifs organisationnels.
- La légitimité pragmatique repose sur l’intérêt immédiat que les parties prenantes y trouvent,
- La légitimité morale est liée à l’image éthique et responsable du dispositif,
- La légitimité cognitive renvoie à son intégration naturelle dans les pratiques de l’entreprise.
Dans le cas des dispositifs de mobilité durable, ces trois formes de légitimité sont souvent insuffisantes, car les employés et la direction ne perçoivent pas clairement la valeur ajoutée de ces initiatives (Suddaby et al., 2017). Ce manque de reconnaissance freine l’adoption des dispositifs et accentue les résistances internes.
L’étude menée par Volz-Tollet (2021) repose sur l’analyse de deux entreprises ayant mis en place des dispositifs de mobilité durable :
- Crédit, une entreprise de financement automobile. Contraint par la loi de transition énergétique de 2015, Crédit a instauré un Plan de Déplacements d’Entreprise (PDE), proposant notamment des flottes de vélos, des bornes de recharge électrique et des parkings réservés aux covoitureurs.
- Green Energy, une entreprise spécialisée dans les énergies renouvelables, ayant une culture interne axée sur l’écologie. Green Energy a développé une charte d’écomobilité, un groupe de travail dédié et une semaine annuelle d’écomobilité.
Malgré ces approches distinctes, les résultats montrent que les dispositifs de mobilité durable souffrent d’un manque de légitimité en interne, entraînant tensions organisationnelles et résistances individuelles. Chez Crédit, la mobilité durable est avant tout perçue comme un outil marketing destiné à améliorer l’image de l’entreprise auprès des talents et à gérer des contraintes logistiques comme le manque de places de parking. Cependant, la direction ne l’intègre pas dans une stratégie plus large, ce qui limite son ancrage. À l’inverse, chez Green Energy, les dispositifs de mobilité s’inscrivent davantage dans une logique de responsabilité environnementale, mais les salariés estiment que les mesures mises en place restent insuffisantes et ne traduisent pas un engagement fort de la part de l’entreprise.
Ces différences illustrent le fait que la légitimité d’un dispositif ne repose pas uniquement sur son existence, mais sur la manière dont il est intégré et perçu au sein de la culture organisationnelle..
Dans les deux entreprises, les dispositifs de mobilité durable sont souvent relégués à un rôle secondaire, loin des priorités stratégiques. Plusieurs mécanismes de marginalisation sont identifiés :
- Les dispositifs sont qualifiés de « gadgets » ou de mesures symboliques sans véritable impact.
- Leur efficacité est difficile à mesurer en raison d’un manque de l’absence d’indicateurs de performance clairs.
- Certaines solutions sont privilégiées (véhicules électriques), tandis que d’autres (covoiturage) sont mises de côté pour des raisons culturelles ou organisationnelles.
- Ces projets ne sont pas toujours articulés avec d’autres transformations majeures comme le développement du télétravail, ce qui limite leur cohérence et leur efficacité.
Le manque de reconnaissance interne des dispositifs de mobilité s’explique aussi par la difficulté pour leurs porteurs de projet d’influencer la hiérarchie et d’obtenir un véritable soutien de la direction (Volz-Tollet, 2021). Dans les entreprises étudiées, les responsables de ces projets sont souvent isolés et disposent de peu de leviers pour inscrire ces initiatives dans une vision stratégique plus large. Ce manque d’appui renforce les résistances et empêche une adoption généralisée.
En parallèle, les salariés sont confrontés à des injonctions contradictoires qui les placent dans une situation de dilemme. D’un côté, les entreprises encouragent l’usage de modes de transport plus durables, en mettant en avant leurs avantages écologiques et économiques. De l’autre, elles maintiennent des exigences fortes en matière de flexibilité et de performance, qui poussent les employés à privilégier des solutions plus pratiques et rapides, comme l’usage de la voiture individuelle. Cette incohérence nuit à l’adoption des dispositifs de mobilité durable, en particulier chez Green Energy où elle a contribué à un recul de la perception de leur légitimité.
Face à ces tensions, de nombreux salariés développent des stratégies d’évitement pour ne pas modifier leurs habitudes de déplacement. Comme l’expliquent Bareil (2004) et Andonova (2009), la résistance au changement peut être active, avec des oppositions directes, ou passive, sous la forme de contournements et d’adhésion minimale aux nouvelles pratiques. Dans les entreprises étudiées, plusieurs freins sont mis en avant par les salariés : contraintes personnelles (distance, météo, obligations familiales), manque de confort ou de praticité du vélo et du covoiturage, attachement aux habitudes existantes et peur du changement. De plus, lorsque les bénéfices ne sont pas immédiatement visibles ou concrets, les employés ont tendance à percevoir ces dispositifs comme une contrainte supplémentaire plutôt qu’un avantage. Sans cadre incitatif et accompagnement adéquat, ces stratégies d’évitement maintiennent la mobilité durable en marge des pratiques organisationnelles.
En conclusion, cette étude met en lumière un cercle vicieux entre manque de légitimité et résistances internes. Plus un dispositif est perçu comme secondaire, plus il rencontre d’opposition, ce qui freine son intégration et le confine à un rôle symbolique. Pour sortir de cette impasse, les entreprises doivent ancrer ces dispositifs dans leur stratégie globale, renforcer le soutien aux porteurs de projet, communiquer sur leurs bénéfices concrets et proposer des incitations adaptées. Ce n’est qu’en intégrant ces initiatives de manière cohérente et proactive dans la culture d’entreprise que la mobilité durable pourra devenir une réalité au sein des organisations.
Références
- Amar, G., & Laousse, D. (2004). La ville de toutes les mobilités. In D. Kaplan & H. Lafont (Eds.), Mobilités.net : Villes, transports, technologies face aux nouvelles mobilités (pp. 314-319). Paris : Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence.
- Andonova, Y. (2009). Usage, mésusage et non-utilisation des TIC : repenser la fracture numérique en entreprise. In A. Kiyindou (Ed.), Fractures, mutations, fragmentations : de la diversité des cultures numériques (pp. 95-111). Paris : Lavoisier.
- Bareil, C. (2004). La résistance au changement : synthèse et critique des écrits. Cahier de recherche du Centre d’études en transformation des organisations, 4(10), 1-17.
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- DiMaggio, P., & Powell, W. W. (1983). The iron cage revisited: Institutional isomorphism and collective rationality in organizational fields. American Sociological Review, 48(2), 147-160.
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- Meyer, J. W., & Rowan, B. (1977). Institutionalized organizations: Formal structure as myth and ceremony. American Journal of Sociology, 83(2), 340-363.
- Sergot, B., Loubaresse, E., & Chabault, D. (2015). Mobilités spatiales et organisation : Les influences mutuelles des politiques mobilitaires des entreprises et des pratiques individuelles de leurs salariés. Forum Vies Mobiles.
- Sheller, M., & Urry, J. (2006). The new mobilities paradigm. Environment and Planning, 38(2), 207-226.
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