La gestion des erreurs médicales dans un CHU : Comment faire face au paradoxe apprentissage interne – protection externe ?

Cusin, J. & Goujon Belghit, A. (2022). La gestion des erreurs médicales dans un CHU : Comment faire face au paradoxe apprentissage interne – protection externe ? M@n@gement, 25, 1b-55b. https://www-cairn-info.devinci.idm.oclc.org/revue–2022-1-page-1b.htm.

 

Mots clés : erreur médicale, protection, paradoxe, communication ouverte/défensive, apprentissage

 

Les centres hospitaliers cherchent à renforcer leur culture sécurité en apprenant, en interne, des erreurs médicales commises afin d’éviter qu’elles se reproduisent. Cela suppose donc de créer un climat de sûreté psychologique poussant à leur déclaration, or, nous savons qu’une erreur médicale peut être poursuivie judiciairement parlant.

A travers cet article, nous étudierons la théorie des paradoxes, dans le cas d’un Centre Hospitalier Universitaire, pour comprendre comment un hôpital, qui a rencontré des erreurs médicales, peut manager efficacement le paradoxe protection externe-apprentissage interne.

 

Il existe deux réactions différentes des organisations à l’égard des erreurs médicales.

  • Dans un premier cas, les erreurs sont jugées intolérables. Comparées à de l’incompétence, elles portent préjudice aux personnes concernées d’un point de vue professionnelle.
  • À l’inverse, (error-management culture), les erreurs sont pardonnées. Elles sont perçues comme sources d’apprentissage dans une logique d’amélioration continue (Dimitrova et al., 2017 ; Frese & Keith, 2015).

D’une façon plus générale, la culture de sécurité (Pellerin, 2008 ; Vogus et al., 2010) des hôpitaux se manifeste par les dispositifs suivants (Saintoyant et al., 2012) : l’identification et le signalement des erreurs médicales ; l’étude de ces erreurs pour en déterminer les causes ; la mise en œuvre d’actions de réduction du risque ; et enfin le suivi de ces actions et de leurs résultats afin d’assurer la finalisation du dispositif.

 

A travers cette recherche, nous chercherons à comprendre comment un hôpital peut faire face au paradoxe persistant entre, d’un côté, l’impératif de communication défensive (visant à protéger l’organisation, ses intérêts et celui de ses parties prenantes externes) et, de l’autre, l’impératif de communication ouverte (pour que l’organisation apprenne de ses erreurs en interne).

 

Les résultats de la recherche sont les suivants :

Tout d’abord, la charte de non-punition a permis de changer le regard sur les erreurs médicales et à encourager les collaborateurs à les déclarer rapidement sans avoir peur d’être « blâmés et jugés », comme cela pouvait être le cas par le passé. La mise en place d’un logiciel de signalement, en 2010, s’est notamment accompagnée d’un effort de formation et de management pour « expliquer » que cet outil n’était pas là pour blâmer le personnel, mais pour éviter que de tels erreurs ne recommencent.

Par ailleurs, nous observons une variabilité des comportements de déclaration en fonction des services. L’erreur médicale reste effectivement un sujet très sensible, voir taboue, pour certains cadres de santé et chefs de service, qui, par peur d’entacher la « réputation du service », préfèrent régler leurs problèmes « en petit comité », plutôt que de communiquer de façon transparente.

Ainsi, certains personnels ont tendance à « cacher » les EI sans gravité, car ils sont jugés « sans conséquence » pour le patient et sont « couverts » entre collègues. De plus, signaler tous les incidents « mineurs » est perçu comme sans grande utilité par les professionnels de soins.

Dans la majorité des cas, le centre hospitalier « met de côté » les soignants à l’origine de l’erreur médicale lors de l’annonce aux famille ce qui traduit une forme de séparation (émotionnelle), au sens de la théorie des paradoxes. Le chef de service « assume » donc la rencontre avec la famille. L’hôpital va même parfois à l’encontre du « vœu » de la famille qui souhaite rencontrer les personnels soignants à l’origine de l’erreur médical si le responsable juge que celle-ci est dans une logique de recherche de « coupable »

 

 

Pour conclure, l’article nous permet de mieux comprendre comment un centre hospitalier confronte, sur le long terme, le paradoxe protection externe-apprentissage interne. Ainsi, nous avons pu voir que le management du droit à l’erreur et de la protection du personnel jouent un rôle crucial dans l’aveu des erreurs médicales.

Cette recherche pourrait être poursuivie en intégrant un facteur environnemental : à savoir le poids de la culture nationale. En effet, on peut supposer que l’attitude des établissement médicaux français vis-à-vis des EI est influencée par la représentation de l’erreur, généralement considérée comme négative en France.

 

 

 

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