« Quand commencent les comptes, ou la remise en cause du don » : Recherche-intervention sur la reconnaissance dans une entreprise libérée

Préchoux, V. & Grevin, A. (2021). « Quand commencent les comptes, ou la remise en cause du don » : Recherche-intervention sur la reconnaissance dans une entreprise libérée. @GRH, 41, 109-139. https://doi.org/10.3917/grh.041.0109

 

Mots clés : reconnaissance, dynamique du don, engagement, contribution/rétribution, contrat psychologique, entreprise libérée

 

Aujourd’hui, de plus en plus d’organisations mettent en valeurs la tendance des entreprises libérées, misant sur la capacité des collaborateurs à s’organiser eux-mêmes dans leur travail et à s’auto-motiver, ce qui implique un fort engagement de leur part.

Cet article étudie le cas d’une entreprise libérée confrontée à une profonde crise d’engagement de ses salariés et de reconnaissance.

L’étude menée par la suite permet d’identifier deux logiques dominantes, celle du don et celle du calcul, présentes simultanément sur le terrain, et ce que chacune d’elles produit.

L’article pointe l’enjeu de la reconnaissance pour alimenter l’équilibre fragile de la dynamique du don et de l’engagement.

 

On observe que dans de nombreuses entreprises où s’expriment, de manière récurrente un malaise social, rencontre un grand manque de reconnaissance de la part des salariés. Depuis la célèbre étude de Siegrist sur le sujet, la plupart des questionnaires de recherches lors des diagnostics sur les risques psycho-sociaux mettent en place des questions permettant de mesurer la perception de déséquilibre entre effort émis et récompense obtenue, dont les effets nuisibles ont été largement démontrés (Siegrist, 1996).

La recherche de Siegrist intègre différentes caractéristiques de la reconnaissance : statut, rémunération, estime, possibilité d’évoluer, de donner du sens à son travail, sécurité de l’emploi mais sans véritablement les différencier.

Une telle approche s’appuie sur l’idée de l’importance de l’équilibre entre apport et récompenses, que l’on retrouve dans de nombreux autres travaux en GRH comme ceux sur la motivation. Ainsi, Adams (1965), dans sa théorie de l’équité, considère la vision de l’équité comme la somme d’un calcul entre contribution et rétribution, dont le résultat est ensuite comparé avec la situation d’autres personnes.

 

L’étude menée à lieu dans une savonnerie qui s’inspire dans ses principes du courant des entreprises libérées. Nous analyserons à quel niveau l’engagement des salariés est fort, mais considéré comme « banal », ce qui conduit les salariés à basculer dans le compte.

 

 

Les résultats observés sont les suivants :

Les salariés de l’entreprise sont très fiers des produits fabriqués et vendus par l’entreprise. Ils affichent également un attachement particulier à l’organisation elle-même et à ses principes, notamment la volonté de libération, l’autonomie, la convivialité et la confiance, ou la possibilité de s’épanouir dans l’entreprise.

Leur engagement et leur forte implication a permis une forte croissance de l’entreprise.

Ainsi, les collaborateurs, initialement solide et fortement engagée, ont été fragilisée par la forte et rapide croissance de l’entreprise ainsi que ces nombreux changements. La pression perçue par chacun des salariés a donc accrue.

L’engagement s’épuise, il semble insuffisant, puisqu’ « on se démène tous pour faire le mieux qu’on peut et c’est quand même le bordel ». De nombreux salariés se sentent ainsi sous pression, obliger de faire les choses rapidement et de façon « bâclée ». Mais c’est surtout une certaine fatigue qui apparaît, après plusieurs années de croissance et de pression, et de nombreux projets qui reste en développement :

Le processus de libération de l’entreprise détériore la situation car les responsabilités sont floues ce qui définit mal les priorités. En parallèle, les dirigeants sont critiqués pour e pas être assez présents auprès des collaborateurs.

L’observation de cet engagement fort, mais pas assez pris en compte, conduit à l’apparition de plaintes sur le registre de la reconnaissance.

Dans ce contexte flou, les employés commencent à mesurer ce qu’ils apportent, leur engagement très fort et toujours davantage demandé, et ce qu’ils obtiennent en retour. Ils en déduisent, logiquement, qu’ils manquent de reconnaissance.

À défaut de trouver leur compte dans une rétribution forte et symbolique, les salariés se retranchent derrière des attentes en termes de rémunération, qui permettra de compenser l’injustice perçue.

 

 

Pour conclure, cette étude nous a permis de constater que les nouvelles formes organisationnelles fondées sur l’autonomie et la confiance des acteurs, telles que l’entreprise libérée, n’a pas encore été suffisamment accompagnée d’un questionnement sur les théories et les bonnes pratiques RH. La GRH est encore trop fondée sur une gestion humaine réductrice, et désormais en désaccord avec les caractéristiques portées par ces expériences. Tant dans ses théories que dans ses pratiques, la GRH reste en effet indispensables dans les lectures par le calcul contribution / rétribution.

 

 

 

Références Bibliographiques

 

ADAMS S. (1965). Inequity In Social Exchange, Advances in Experimental Social Psychology, (2), p. 267-299.

ADLA L. (2018). Pour une relecture du processus d’articulation entre la GRH et l’inno- vation en PME : une approche par la théorie du don/contre don, Thèse de doctorat en sciences de gestion à l’Université de Lyon.

ADLA L. & GALLEGO-ROQUELAURE V. (2018). La dynamique de construction d’une GRH sociétale dans une PME française du secteur de l’économie sociale et solidaire, Relations industrielles, 73 (1), p. 67–92.

ALGADA E. & VINCK L. (2016). Vécu du travail : reconnaissance, conflits de valeur, insécurité et changements dans le travail. Enquêtes Conditions de travail, Synthèse. Stat’, DARES, (21).

ALTER N. (2009). Donner et prendre, la coopération en entreprise, Éd. La Découverte / M.A.U.S.S..

BERNOUX P. (2015). Mieux-être au travail : appropriation et reconnaissance, Éd. Octarès.

BERTHOIN-AANTAL A. & RICHEBÉ N. (2009). A Passion for Giving, a Passion for Sharing. Understanding Knowledge Sharing as Gift Exchange in Academia, Journal of Management Inquiry, 18(1), p. 78-95.

BRIÈRE T. (2017). Les expériences de libération sous contrôle, Revue internationale de psychosociologie et de gestion des comportements organisationnels, (XXIII), p. 265-282.

BRUN J-P. & DUGAS N. (2005). La reconnaissance au travail : analyse d’un concept riche de sens, Revue Gestion, (30), p.79-88.

BRUNI L. & GREVIN A. (2016). L’économie silencieuse, Ed. Nouvelle Cité.

BRUNI L. & SMERILLI A. (2009). The Value of Vocation. The Crucial Role of Intrinsically Motivated People in Value-based Organizations, Review of Social Economy, LXVII(3), p. 71-288.

CAILLÉ A. (2000). Anthropologie du don, le tiers paradigme, Éd. Desclée de Brouwer, coll. Sociologie économique.

CAILLÉ A. (dir.) (2007). La quête de reconnaissance, Éd. La Découverte, Textes à l’appui, Bibliothèque du M.A.U.S.S.

CAILLÉ A. & GRÉSY J-E. (2014). La révolution du don, le management repensé, Ed. Seuil, Coll. Economie Humaine.

CAMERON K. ET AL. (2003). Positive Organizational Scholarship: Fourndations of a New Discipline, Berett-Koehler Publishers.

CHANIAL P. (dir.) (2008). La société vue du don. Manuel de sociologie anti-utilitariste appliquée, Éd. La découverte, coll. Textes à l’appui / Bilbiothèque du M.A.U.S.S.

CHÊNE A-C. & LE GOFF J. (2017). Les entreprises peuvent-elles faire confiance à la confiance ?, Revue internationale de psychosociologie et de gestion des comporte- ments organisationnels, (XXIII), p. 185-204.

CLOT Y. (2008). Travail et pouvoir d’agir, Ed. Puf, collection Le travail humain.
CLOT Y. (2010). Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux, Ed. La Découverte.
COLLE R. ET AL. (2017). Innovation et qualité de vie au travail : les entreprises ‘‘libérées’’ tiennent-elles leurs promesses ?, Management & Avenir, (93), p. 161-183. DEJOURS C. (2009). Travail vivant. 2 : Travail et émancipation, Editions Payot et Rivages.
DETCHESSAHAR M. & GREVIN A. (2009). Un organisme de santé… malade de “gestionnite”, Revue Annales des Mines, Série Gérer et Comprendre, (98), p. 27-37.

DUMEZ H. (2016). Méthodologie de la recherche qualitative. Les questions clés de la démarche compréhensive, 2e éd., Vuibert.
DUMOND J-P. (2002). Approche anti-utilitariste de la coopération en situations de travail, Thèse de doctorat en sciences de gestion à HEC.
DUMOND J-P. (2007). Le don est-il une notion de gestion ?, Revue Annales des Mines, Série Gérer et comprendre, (89), p. 63-72.
FRASER N. (2011). Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaisance et redistribution, Ed. La Découverte/Poche.
FUSTIER P. (2000). Le lien d’accompagnement. Entre don et contrat salarial, Éd. Dunod.

GABELLIERI E. (2014). Interrogations sur le don des philosophes, le don des sociolo- gues et le don de soi. In : Geneste N. & Monnoyer M-C., Culture du don, Les Presses Universitaires/Institut Catholique de Toulouse, p. 137-160.

GETZ I. (2009). Liberating leadership: how the initiative-freeing radical organizatio- nal form has been successfully adopted, California Management Review, 51 (4), p. 32-58.

GETZ I. & CARNEY B. (2013). Liberté & Cie, Quand la liberté des salariés fait le succès des entreprises, Ed. Flammarion, Coll. Champs Essais.

GILBERT P., TEGLBORG A-C. & RAULET-CROSET N. (2017). L’entreprise libérée, inno- vation radicale ou simple avatar du management participatif ?, Revue Annales des Mines, Série Gérer et comprendre, (127), p. 38-49.

GODBOUT J. (en collaboration avec A. Caillé) (1992). L’esprit du don, Les Classiques des sciences sociales, Université de Quebec à Chicoutimi.

GODBOUT J. (2000). Le don la dette et l’identité. Homo donator vs homo oeconomi- cus, Les Classiques des sciences sociales, Université du Québec à Chicoutimi.

GOMEZ P-Y., GREVIN A. & MASCLEF O. (2015). L’entreprise une affaire de don. Ce que révèlent les sciences de gestion, Éd. Nouvelle Cité, Coll. GRACE.

GREENBERG J. (1987). A taxonomy of organizational justice theories, The Academy of Management Review, 12(1), p. 9-22.

GREVIN A. (2011). Les transformations du management dans les établissements de santé et leur impact sur la santé au travail : l’enjeu de la reconnaissance des dynamiques de don. Étude d’un centre de soins de suite et d’une clinique privée malades de « gestionnite », Thèse de doctorat en sciences de gestion de l’Université de Nantes.

GREVIN A. (2013). Pour un réalisme de la recherche et du management : reconnaître le don au cœur du travail, Revue Économies et Sociétés, Série K « Economie de l’entreprise », (22), p. 33-62.

GRIMAND A., GLAISNER J. & GREVIN A. (2017). Un travail à soi. Repères pour un management de l’appropriation du travail, Revue @GRH, (23), p. 95-119.

HÉNAFF M. (2012). Le don des philosophes. Repenser la réciprocité, Ed. Seuil. HERZBERG F. (1971). Le travail et la nature de l’homme, Entreprise Moderne d’Édition.

HOLTZ T. (2017). Mutations du leadership dans une entreprise en voie de libération, Revue internationale de psychosociologie et de gestion des comportements organi- sationnels, (XXIII), p. 125-140.

HONNETH A. (2000), La lutte pour la reconnaissance, Folio essais.

JACQUINOT P. & PELLISSIER-TANON A. (2015). L’autonomie de décision dans les entreprises libérées de l’emprise organisationnelle. Une analyse des cas de Google et de la Favi, Revue internationale de psychosociologie et de gestion des comporte- ments organisationnels, (XXI), p. 365-384.

KAUFMANN J.-C. (2016), L’entretien compréhensif, Armand Colin.
KALIKA M., LIARTE S., MOSCOROLA J. (2016), Enquête FNEGE sur l’impact de la recherche en management, FNEGE.

MASCLEF O. (2004). Le rôle du don/contre-don dans l’émergence des organisations : modèle théorique et études de cas comparées, Thèse de doctorat en sciences de gestion de l’Université Jean Moulin Lyon 3.

MAUSS M. (1924), Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, L’Année Sociologique.

MCGREGOR D. (1969), La Dimension humaine de l’entreprise, Collection Hommes et Organisations, Gauthier-Villars.

PAVAGEAU B. (2015). La logique du don dans le développement d’une identité de leader, Le cas de managers stratégiques d’une grande banque et d’un industriel de l’énergie, bénéficiant de programmes de développement du leadership, Thèse de doctorat en sciences de gestion de l’Université de Nantes.

PERETTI J.-M. (dir.) (2005). Tous reconnus, Editions d’Organisation.

PIHEL L. (2006). La relation d’emploi durable : approche d’une dynamique d’implica- tion singulière, Analyse dy cas France Télécom à partir du paradigme du don/contre- don, Thèse de doctorat en sciences de gestion de l’Université de Nantes.

PIHEL L. (2010). Don et contre-don. Pour éclairer la crise de la relation salariale, Revue internationale de psychosociologie, (XVI), p. 55-72.

PIHEL L. (2011). Et si le travail m’était conté en termes de don ?…, Réalités indus- trielles, (1), p. 40-45.

RICHEBÉ N. (2002). Les réactions des salariés à la “logique compétence” : vers un renouveau de l’échange salarial ?, Revue française de sociologie, 43(1), p. 99-126.

RICOEUR P. (2004). Parcours de la reconnaissance, Editions Stock, collections Les Essais.

ROCHE A. (2014). La recherche-intervention comme révélatrice des dimensions des pratiques de reconnaissance dans les organisations, Revue @GRH, (13), p. 11-42.

ROUSSEAU D., DE ROSARIO P., JARDAT R., PESQUEUX Y. (2014). Contrat psycholo- gique et organisations : Comprendre les accords écrits et non écrits, Pearson.

ROUSSEAU T. & RUFFIER C. (2017). L’entreprise libérée entre libération et délibé- ration. Una anlyse du travail d’organisation dans une centrale d’achat, Revue inter- nationale de psychosociologie et de gestion des comportements organisationnels, (XXIII), p. 109-123.

SIEGRIST J. (1996). Adverse Health Effects of High-Effort/Low-Reward Conditions, Journal of Occupational Health Psychology, 1(1), p. 27-41.

THÉVENET M. (2000). Le plaisir de travailler. Favoriser l’implication des personnes, Eyrolles, Éditions d’Organisation.

UGHETTO P. (2018). Organiser l’autonomie au travail : Travail collaboratif, entreprise libérée, mode agile… L’activité à l’ère de l’auto-organisation, Entreprendre, Nouvelle Economie, FYP.

VROOM V. (1964). Work and Motivation, Ed. Wiley.