L’usage stratégique des outils de gestion dans la prévention des risques psychosociaux : Le cas des questionnaires d’évaluation

BEAU, P. (2022). L’usage stratégique des outils de gestion dans la prévention des risques psychosociaux : Le cas des questionnaires d’évaluation. Revue Française de Gestion, 48(307), 27–39. https://doi-org.devinci.idm.oclc.org/10.3166/rfg307.27-40

 

Mots clés : risques psychosociaux, ressources humaines, outil stratégique, QRP

 

L’auteur, à travers cet article, aborde le sujet des risques psychosociaux et le manque de déploiement des outils de gestion crées à cet effet dans les organisations. À l’aide d’une étude qualitative menée dans un groupe bancaire, cette recherche montre que l’usage d’un questionnaire d’évaluation contribue à une approche objective des risques psychosociaux, à une normalisation de leur existence, ainsi qu’à une individualisation de leurs causes.

L’étude pose un regard critique sur l’usage d’outils de gestion dans la compréhension, la représentation et la prévention des risques psychosociaux.

 

Au fil du temps, le renforcement du cadre juridique des risques psychosociaux a contraint les entreprises à mettre en place des dispositifs dédies à leur préventions. Les risques psychosociaux sont définis comme « les risques pour la santé mentale, physique et sociale, engendrés par les conditions d’emploi et les facteurs organisationnels et relationnels susceptibles d’interagir avec le fonctionnement mental » (Gollac et Bodier, 2011, p. 31). Ces risques sont complexes et se manifestent sous différentes formes : stress, dépression, fatigue, burn-out, …

Dans ce sens, les organisations déterminent des dispositifs de gestion, autrement dit des « assemblages complexes d’outils, de techniques, de règles, de procédures, mais aussi d’acteurs, de discours, de représentations et de visions organisationnelles » (Boussard et Maugeri, 2003, p. 28).

Spécialisés dans la préventions des risques psychosociaux (Beau, 2017), ces dispositifs peuvent être mobilisés sous plusieurs niveaux : primaire, secondaire et tertiaire (Chakor, 2020 ; Vuattoux et Déjean, 2020) :

  • La prévention primaire a pour but d’éliminer les sources de risques psychosociaux en se mobilisant sur l’organisation et les conditions de travail. Cette préventions passe notamment par la hiérarchisation des risques psychosociaux.
  • La prévention secondaire vise à aider les collaborateurs à affronter les situations à l’origine des risques psychosociaux. À ce niveau, les dispositifs se tournent majoritairement autour de la formation des responsables.
  • La prévention tertiaire vise quant à elle à mener des actions dédiées aux individus en souffrance.

 

Pour aborder ce sujet complexe que sont les risques psychosociaux, l’auteur a suivi une snow-balling technique (Biernacki et Waldorf, 1981) en réalisant des entretiens en cascade les unes à la suite des autres : 22 entretiens ont ainsi été menés auprès d’acteurs de la prévention des risques psychosociaux, ainsi qu’avec des salariés de la branche. Le guide d’entretien étant composé de questions traitant des missions de l’interrogé, des risques psychosociaux au sein de l’organisation et du dispositif de prévention mis en place. Au fil des entretiens, les questions se sont concentrées sur l’usage du QRP.

A travers ce questionnaire, nous montrons que l’usage stratégique du questionnaire de risques psychosociaux (QRP) se révèle à travers la manière dont il est mobilisé pour :

  • Objectiver les risques psychosociaux,
  • Normaliser leur existence
  • Individualiser leurs causes dans l’organisation.

 

Les résultats obtenus à l’issus de l’enquête confirment et approfondissent les connaissances sur l’usage stratégique des outils de gestion dans la prévention des risques psychosociaux (Chakor, 2020). Particulièrement, ils soulignent comment l’usage d’un questionnaire d’évaluation participe à mettre en évidence les risques psychosociaux, à normaliser la souffrance au sein d’une organisation et à en individualiser la responsabilité.

L’utilisation stratégique de l’outil est influencé par les conflits de représentation existant entre le personnel des ressources humaines, les responsables des services médicaux, les médecins du travail et les collaborateurs. Plus précisément, l’usage politique du questionnaire nous montre la manière dont les membres dominants – membres des ressources humaines et responsables des services médicaux – perçoivent, construisent et légitiment leur représentation des risques psychosociaux dans l’organisation.

L’usage du QRP participe à individualiser la responsabilité des risques psychosociaux. Les médecins du travail utilisent le questionnaire pour détecter et signaler le moindre problème de souffrance des collaborateurs à la direction des ressources humaines. Cependant, ce signalement peut avoir des conséquences néfastes pour le collaborateur. Un conflit d’usage peut se créer alors entre les médecins du travail, les membres des ressources humaines et les collaborateurs qui peuvent ressentir une forme d’insécurité et de pression lorsqu’ils répondent au questionnaire.

 

Pour conclure, cette étude met en évidence la manière dont certains acteurs de la prévention font un usage stratégique du questionnaire pour imposer une représentation potable des risques psychosociaux dans l’organisation. En les résumant à des objets quantifiables, capables de normaliser la souffrance, ils peuvent en individualiser les causes et les soustraire du périmètre de responsabilité́ de l’organisation. Alors que les questionnaires d’évaluation promettent d’objectiver les risques psychosociaux pour mieux les prévenir, les résultats montrent que leur usage stratégique peut contribuer à les renforcer et les perdurer.

 

 

 

Références bibliographiques :

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