La nature de la firme à l’ère du numérique

Fiche de lecture  :

Référence au format APA :

Bienaymé, A. (2016). La nature de la firme à l’ère du numérique. Revue française de gestion42(258), 45-58.

Mots clés de l’article :

Dépendance aux technologies numériques, Économie numérique, Place de l’information, Omniprésence de l’information, Impact des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication) sur les affaires.

Synthèse :

Préambule : Les entreprises ont développé une forte dépendance aux technologies numériques au cours des 20 dernières années en concevant les matériels, logiciels et applications et en les utilisant de manière plus ou moins intense. La diffusion de l’information grâce à la fibre optique et le wifi touche tous les secteurs de la société jusqu’au domicile des particuliers. Cependant, la vision de la firme de Ronald Coase (exposée en 1937) de la firme en tant que pyramide hiérarchique dirigée depuis le sommet est remise en question par l’économie numérique. En fait, l’information est devenue une matière première qui aide à comprendre les changements apportés par l’utilisation systématique des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication) dans les pratiques de gestion et les structures de l’organisation industrielle.

I – LA PLACE DE L’INFORMATION DANS LA THÉORIE DE L’ENTREPRISE

Au 19ème siècle, les économistes considéraient l’entreprise comme un simple point de production sur les marchés des biens, du capital et du travail, sans considération pour l’information ni la production manufacturière. Ils pensaient que les marchés fournissaient une information complète sur les prix et la qualité des biens, et que les concurrents pouvaient s’approprier facilement les meilleures méthodes de production. L’entrepreneur était vu comme échangeant des quantités de facteurs pour des quantités de biens en fonction de leurs prix. Ce modèle d’une économie entièrement basée sur le marché a persisté pendant des décennies. Cependant, ce modèle a été remis en question dans les années 1960 par K. Boulding qui a souligné le rôle important de l’information dans l’activité économique. Trois auteurs ont également redéfini la vision de la firme en mettant en avant les concepts de “business organization”, d’entreprise confrontée à des risques inassurables et d’économie des coûts de transaction. Ils ont montré la spécificité de la firme en tant qu’objet scientifique distinct du marché, grâce à des contrats durables entre employeur et personnel, qui assurent une sécurité d’emploi pour les employés tout en préservant l’organisation des opportunismes individuels et des incertitudes du marché.

Deux tendances sont à l’origine de la reconnaissance du rôle stratégique de l’information pour les entreprises. Ce rôle est à la fois central et spécifique. Depuis les années 1980, de nombreux grands groupes considèrent les technologies de l’information et de la communication (TIC) comme des systèmes d’information pour mondialiser leurs activités. L’information est une ressource différente des matières premières, car elle agit de l’intérieur et peut conférer un avantage décisif pour l’action. La valeur d’une information dépend de sa qualité, notamment de son exactitude, de sa pertinence et de son exclusivité. Cependant, le paradoxe est que la qualité de l’information est inégale et asymétrique. L’essor d’Internet2 est dû à la baisse des coûts de communication.

II – L’OMNIPRÉSENCE DE L’INFORMATION

  • Le développement des TIC a un impact important sur les affaires en changeant la relation entre les producteurs et les clients. Les distributeurs utilisent de plus en plus les informations sur les consommateurs pour ajuster leurs commandes, tandis que les annonceurs s’adaptent à la recherche d’information par les clients potentiels. Les vendeurs cherchent à fidéliser la clientèle avec des conditions financières attirantes, mais les pratiques promotionnelles ont un coût. Les technologies de communication peuvent être subversives en prenant en compte le monopole de la propriété individuelle, comme avec les sites de partage de biens durables. Ce système peut entraîner une économie des coûts de transaction et une gestion optimale des biens concernés. Les TIC peuvent également entraîner des défis pour la concurrence sur le marché et la vision que les clients se font des prix.

 

  • Les TIC ont une influence sur les relations employeurs-employés dans les entreprises et sur les habitudes de travail. Les théories du management considèrent que les TIC permettent et encouragent le partage des informations, la coopération et la collaboration. Cependant, cela peut également entraîner une bureaucratie indésirable. Les TIC permettent également de diversifier les méthodes de recrutement, y compris le recrutement via les réseaux sociaux. Elles favorisent également des formes d’activité plus individuelles telles que l’auto-entrepreneuriat et des contrats de travail à la demande. Certaines personnes peuvent considérer que cela indique une décroissance du salariat.

 

 

  • Les TIC rendent les processus de production plus flexibles, ce qui facilite la production sur mesure. La première génération de robots associe électronique et mécanique, tandis que l’ingénierie moléculaire associée à l’informatique aide à l’essor de la fabrication additive, qui utilise des ordinateurs et des imprimantes 3D pour créer des objets à hautes performances. Cependant, cette révolution n’en est qu’à ses débuts et il faut évaluer les nouveautés en comparaison avec les biens traditionnels. Les objets connectés sont déjà différents des produits traditionnels et les fonctionnalités qu’ils offriront sont également nouvelles. Les leaders de l’industrie du logiciel, tels que Tesla, Google, Netflix et Uber, se lancent dans des métiers qui ne sont pas les leurs.

 

  • Le concept de concurrence, auparavant considéré comme simple structure de marché, a évolué avec le développement de l’économie numérique. La concurrence entre marques peut maintenant inclure la coopération à travers des plateformes communes, créant une rivalité entre écosystèmes formés de firmes qui peuvent être à la fois des partenaires, des fournisseurs et des clients. Cependant, la transparence dans le monde numérique est plus complexe que ce que suggère le paradigme de l’entreprise selon Coase. L’information stratégique est traquée pour atteindre un objectif de rentabilité, et la complexité accrue du monde grâce à l’abondance d’information rend les décisions plus difficiles. Les TIC facilitent la mondialisation mais augmentent aussi les risques pour les entreprises industrielles et financières, sans épargner les petites entreprises locales de la bureaucratie électronique.

III – LA DÉMESURE DU QUANTIFIABLE

  • Le développement de la technologie de l’information et des communications (TIC) pose des questions quant à la bonne utilisation de ces outils. La collecte massive de données sur des entreprises, secteurs, régions, etc. par les opérateurs est une source d’informations exploitée à leur avantage. Cependant, la quantification de l’être humain peut être incomplète et ne refléter que la caricature de la personne. De plus, l’accumulation de corrélations peut être fructueuse en recherche et développement, mais ne dispense pas de rechercher les causes derrière les chiffres. La conversion des signaux analogiques en numérique augmente la capacité à comprendre les informations associées aux objets, mais peut également être détournée à des fins indésirables.

 

  • La quantification croissante du monde numérique a entraîné une augmentation de la marchandisation, ce qui a donné l’illusion que tout service peut être acheté. Les TIC participent à l’irrépressible imperialisme du marché. Il est important de préserver une partie de l’innumérable qui relève de l’humanité. La progression de la quantification affecte également les méthodes d’administration des entreprises, ce qui peut entraîner des exigences accrues en matière d’objectifs et de résultats et des méthodes d’évaluation du personnel qui peuvent être difficilement acceptables. Le numérique ouvre également la voie à un appétit sans limites propice aux abus et envahit le temps de travail des dirigeants. Paradoxalement, le numérique ne rapproche pas les acteurs et peut même les éloigner.

 

IV – RÉPERCUSSIONS DE LA TRANSITION NUMÉRIQUE SUR L’APPAREIL DE PRODUCTION

Microsoft, Google, Apple, Amazon et d’autres entreprises sont les acteurs clés qui façonnent le futur monde en raison de leur architecture de système et d’algorithmes puissants. Leurs secrets de fabrication sont protégés par leur innovation en tête. Cependant, l’avènement du numérique n’a pas réduit les inégalités d’information sur les marchés. La France, qui s’est timidement lancée dans la transition numérique, dépend toujours de l’importation de matériels électroniques étrangers, mais elle a connu un développement significatif de start-ups dirigées par des « digital natives ». Le secteur des assurances a également saisi l’opportunité de s’impliquer dans le financement des nouveaux risques, mais les fonds fournis ne suffisent pas pour permettre aux meilleures start-ups d’atteindre une taille critique. Le commerce en ligne a connu une croissance rapide depuis 2010, avec Amazon en tête, et les sites de e-commerce classent les performances des sites de distribution. Les plates-formes numériques organisent également des transactions directes entre particuliers, ce que l’on appelle « d’uberisation ».

  • Le texte parle de la transition numérique et de son impact sur l’emploi. Il mentionne que les PME traditionnelles sont vulnérables à la fracture industrielle causée par la numérisation. Le texte décrit également comment les personnels habitués à l’ancien modèle hiérarchique peuvent vivre difficilement les changements dans leur travail. Le texte affirme que les gains de productivité obtenus avec les machines intelligentes peuvent détruire plus d’emplois qu’ils ne permettront d’en créer. La transition numérique menace également les emplois qualifiés et routiniers dans des secteurs tels que la banque, la presse, la distribution commerciale, les agences d’assurance, etc.

 

  • L’installation de l’industrie numérique est vulnérable à de nombreux risques, tels que la captation et la manipulation des données, la défaillance des systèmes complexes et les erreurs dans les algorithmes utilisés pour les opérations financières. Les entreprises doivent prendre en charge leur propre sécurité informatique et ne pas avoir un excès de confiance en la technologie. La nature de l’entreprise et de ses relations avec les marchés est en train de changer profondément, avec l’individualisme flatté, les hiérarchies ignorées et le rôle déterminant des technologies de l’information. Le numérique invite à réviser les conceptions sur la connaissance, l’information, la décision et l’action. Il apporte une plus grande commodité dans les opérations de production et de services, mais aussi de nouvelles obligations pour les entreprises en matière de formation et de relations interpersonnelles.

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