Les jugements critiques du luxe : une approche par la légitimité

Référence : Roux D, Maalej M, Boyer J, Les jugements critiques du luxe: une approche par la légitimité, Décisions Marketing, 82, 33-52

Mots-clés : critique du luxe, processus de jugement, légitimité, stratégie de marque

Les auteurs démontrent que beaucoup de personnes sont réticentes au Luxe, mais que peu d’études ont permis de savoir quelles étaient les raisons de cette réticence. Expérience personnelle, constat, principe, ils cherchent à travers une étude qualitative (20 répondants) à déterminer quels sont les leviers de ce rejet. Les résultats montrent que leur posture critique s’articule autour de la notion de légitimité du luxe et engage des processus de jugement à différents niveaux (cognitif, pragmatique, et moral) et portant sur différents thèmes (entreprises/marques, leurs pratiques, et le comportement de leur clientèle).

  • En premier lieu nous examinerons la définition de la légitimité que les auteurs ont décidés d’utiliser pour leur article.
  • Nous analyserons ensuite les différents processus de jugement et ce sur quoi ils s’appuient, ainsi que les critères des objets critiqués à travers ces processus.
  • Enfin, nous conclurons sur les pratiques à mettre en place pour permettre au Luxe de se légitimiser dans l’esprit des consommateurs qui sont réticents à sa consommation.

 

Développement :

Roux, Maalej et Boyer ont décidé de retenir comme définition de la légitimité celle exprimée quelques années auparavant :  « la perception partagée et communément acceptée dans un groupe que certaines activités apparaissent comme allant de soi et qu’elles sont désirables, conformes et appropriées à un système social, à ses normes, valeurs et croyances » (Suchman, 1995, p. 574).

Les différents processus de jugements qui ont été relevé après interview des répondants sont les suivants :

  1. La légitimité cognitive est une forme de réflexion du sens commun qui fait du luxe un « allant de soi ». Il suffit aux acteurs de ce milieu d’être, dans l’esprit de la société, reconnus et classés comme appartenant légitimement au luxe. Le monde juge puis sait que ces acteurs font partie du monde du Luxe, cela est reconnu et affirmé. Ceci est la seule légitimité qui se développe a priori de l’expérience.
  2. La deuxième modalité de jugement est ce que l’on appelle le pragmatisme. Cette légitimité repose alors sur un jugement personnel – « egotropique », et sur les différents expériences que le consommateur a pu avoir au contact des protagonistes du Luxe. Il s’est forgé un avis – positif ou négatif – sur les entreprises/marques, leurs pratiques, et le comportement de leurs clients.
  3. La troisième est la légitimité morale. On se basera alors ici sur une vision « sociotropique », qui analyse les bienfaits ou les méfaits que le Luxe est susceptible d’apporter à la société entière. Comme la deuxième légitimité – pragmatique – on est ici face à une évaluation a posteriori.

Objets critiques selon la légitimité cognitive

Cette légitimité est considérée comme allant de soi, il n’y a donc pas lieu d’être pour l’illégitimité. Les grandes entreprises et marques de luxe sont jugées légitimes car enracinées dans le passé et la tradition, et proposent des produits qui sont liés au rêve et à l’émotion. Elles participent au rayonnement économique et culturel de leur pays d’origine (par exemple, la haute gastronomie pour la France).
Les pratiques de l’entreprise comme des créateurs de renom ayant marqué l’histoire, ou des traditions, des savoir-faire, et une qualité exceptionnelle sont elles aussi légitimisées.
Enfin le comportement des consommateurs qui sont nés dans le Luxe mais qui restent discrets et ne façonnent pas leur vie autour de l’opulence (mais qui au contraire vont donner à ceux dans le besoin) permettent de légitimer également la quantité phénoménale d’argent généré par ce secteur.

Objets critiques selon la légitimité pragmatique

A travers des expériences vécues au contact des acteurs de l’univers du Luxe, les consommateurs forgent leur propre opinion et ne se laisse plus aller aux « allants de soi ».
Les entreprises, les marques et leurs produits ne sont considérés comme légitime par les personnes réticentes au luxe uniquement lorsque l’achat est dans un but « non-égoïste », comme un cadeau. Exception faite des Services du Luxe ! Ceux-ci sont considérés comme des expériences exceptionnelles dont on pourra partager l’histoire, et dont on pourra se rappeler toute sa vie (Hôtel 5* à Venise par exemple).
Les pratiques de l’entreprise sont, elles, uniquement légitimes lorsque la valeur ajoutée est perceptible par les consommateurs. Une qualité médiocre à un prix exorbitant, voici ce qui enlève toute légitimité aux yeux de ces personnes. Des services supplémentaires comme un service boisson/voiturier permettent eux aussi de légitimiser les prix pratiqués, et donc le Luxe en général. Moteur d’illégitimité également : l’élitisation de la clientèle. Se comporter différemment avec des clients de milieux différents plombent totalement l’attrait de ces entreprises (vendeurs ou communication de l’entreprise).
L’ethos des consommateurs est quant à lui totalement illégitimisant pour ce secteur : beaucoup de client de ce milieu se permettent d’inférioriser celui qui ne peut se permettre cet achat. Ce genre de comportement repousse plus que tout les répondants et les dégoûte du Luxe, car ils ne veulent pas devenir comme ces personnes.

Objets critiques selon la légitimité morale

Au niveau des marques et de leurs produits, la légitimité du Luxe est critiqué notamment lorsque il y a un écart beaucoup trop important entre la valeur d’usage et la valeur de signe. Un pull immonde coûtant 400€ car produit par la marque AAA tiendra aussi chaud qu’un pull simple et élégant de la marque ZZZ à 20€. Et pourtant, les 380€ supplémentaire à cause du cashmere n’y changeront rien.
Les pratiques de l’entreprise sont quant à elles mitigées dans l’esprit de nos répondants. Le luxe est légitime à la seule condition que les entreprises fassent preuve d’exemplarité (payer leurs impôts en France, faire des dons caritatifs…) et n’adoptent pas des techniques de production irrespectueuses envers l’environnement, ou de communication tapageuse et indécente.
Enfin comme pour la légitimité pragmatique, l’ethos des consommateurs conduit à l’illégitimité selon les consommateurs réticents au Luxe car ils exacerbent l’envie des personnes modestes qui ne peuvent y avoir accès, et ils corrompent les valeurs et l’authenticité des relations entre différentes classes sociales.

Conclusion

Avant que le Luxe puisse prendre une part légitime dans les habitudes de consommation de la population mondiale, le chemin est encore grand. Cette étude a permis de cerner les freins qui sont attachés au rejet de ce secteur par une partie de la population, qu’elle soit issue de milieux aisées ou non. Mais, à l’issue de cette étude qualitative, beaucoup de solutions se dessinent pour améliorer l’image du Luxe, et augmenter sa légitimité dans l’esprit des consommateurs. Améliorer les services liés à l’achat de bien matériels afin de parfaire l’expérience client, qui passerait alors d’expérience d’achat à réelle expérience de vie, en est une. Communiquer sur sa participation à la lutte contre le réchauffement climatique, ou à la production éthique en est une autre. La stratégie des marques devra en tout cas évoluer afin de gagner la confiance des consommateurs. Le Luxe est un des secteurs les plus présents dans leur quotidien, qu’ils y aient accès ou non – notamment à cause des publicités-. Il y a donc un véritable devoir d’exemplarité, et de responsabilité sociale et environnementale pour ces mastodontes du commerce, afin qu’ils puissent légitimer leur place.

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